COVID-19 : ce que change et ne change pas Omicron

On entend souvent dire qu’Omicron a changé la donne. Par-là, est signifié que la COVID-19 serait intrinsèquement devenue une maladie bénigne qui ne nécessiterait plus de mesures sanitaires spéciales, mais qui devrait être traitée comme la grippe saisonnière, voire comme un simple rhume. Le SARS-CoV-2, coronavirus à l’origine de la COVID-19, aurait muté de telle sorte que, et sans considération pour ses formes extra-respiratoires, il ne serait plus, en somme, un SARS-CoV, c’est-à-dire un coronavirus entraînant possiblement un syndrome respiratoire aigu sévère et causant potentiellement la mort. Il serait devenu un coronavirus assimilé aux quelques-uns connus comme causant des rhinites ou rhinopharyngites*. En deux ans, le SARS-CoV-2 aurait donc suivi les traces du coronavirus HCoV-OC43, dont il est supposé depuis peu qu’il aurait été à l’origine de la pandémie de « grippe russe » à la fin du 19e siècle qui a fait plus d’un million de morts. Mais qu’en est-il ?

Un changement d’échelle dans les infections, une diminution de la part des formes sévères

Si l’on se plonge dans les données épidémiologiques mises à la disposition du public par Santé Publique France, la première rupture majeure qui apparaît avec l’émergence d’Omicron en France est le changement d’échelle spectaculaire du nombre d’infections détectées. Avant Omicron, le nombre de 100 000 cas positifs détectés en une semaine n’était dépassé qu’au plus fort des vagues épidémiques, avec un pic à 335 000 à l’automne 2020 (souche historique D614G), 135 000 fin janvier 2021 (D614G et émergence du variant Alpha), 244 000 fin mars 2021 (variant Alpha), et 166 000 en août 2021 (variant Delta).

« Le volume d’infections détectées qui signait auparavant le seuil du haut de vague, correspond depuis Omicron au creux de vague. »

A l’automne 2021, une deuxième vague portée par le variant Delta a débuté, suivie de la première vague Omicron au début de l’hiver. Mi-décembre, 375 000 cas hebdomadaires étaient détectés, la semaine suivante plus de 500 000, et plus de 1 million la dernière semaine de décembre, avec un pic à 2,5 millions courant janvier 2022. Depuis, le nombre de cas positifs détectés n’est plus jamais redescendu en-dessous de 100 000 par semaine, signe d’une contagiosité décuplée. Le volume d’infections détectées qui signait auparavant le seuil du haut de vague, correspond depuis Omicron au creux de vague. Avant Omicron (et hors la première vague lors de laquelle il n’y avait pas de tests accessibles à la population générale), 9 millions de cas positifs ont été détectés en 85 semaines (soit une moyenne de 106 000 par semaine). Depuis Omicron, 25,5 millions de cas positifs ont été détectés en 40 semaines (soit une moyenne de 638 000 par semaine). En comparaison, pour la grippe saisonnière, dont les données incluent par ailleurs des syndromes grippaux sans confirmation par test virologique qu’un virus influenza est bien en cause, on compte en moyenne 2,5 millions de cas par an.

Malgré ce changement d’échelle dans les infections, les hospitalisations et les décès n’ont pas évolué dans le même sens. Les ratios entre les infections détectées et les suites cliniques sévères et graves ont ainsi considérablement diminué. En 2020, pour 100 cas positifs détectés, on comptait 7,2 hospitalisations et 2,6 décès, contre respectivement 1,3 et 0,1 pour l’année en cours à ce jour. L’affirmation selon laquelle Omicron aurait changé la donne au point de rabattre, sur le plan clinique, le SARS-CoV-2 à un coronavirus bénin ou à un virus similaire à un rhinovirus ou un adénovirus qui n’entraînent que quelques rares cas graves, voire, au pire, à un virus de la grippe saisonnière, semble donc reposer sur des données chiffrées incontestables.

D’autant plus qu’en sus de l’évolution des données épidémiologiques, des études biologiques sur les premiers sous-variants d’Omicron ont appuyé l’hypothèse selon laquelle le recul des ratios cliniques relèverait de causes intrinsèques à l’évolution du virus, en mettant en évidence une modification du mode privilégié d’infection des cellules par celui-ci. Cette modification conduirait à une facilitation de l’infection des cellules de la sphère otorhinolaryngée (ORL) et à une affinité moindre par rapport aux précédents variants pour les cellules des alvéoles pulmonaires, mais aussi du cœur, du cerveau, du tube digestif, etc. Elle entraînerait alors une modification du tropisme d’Omicron, qui se fixerait et s’accumulerait plus fréquemment dans les voies respiratoires hautes que dans les voies respiratoires basses, déclenchant dès lors moins de pneumonies, mais aussi moins d’atteintes inflammatoires des autres organes de l’organisme, la COVID-19 s’étant par ailleurs rapidement révélée non réductible à une maladie pulmonaire mais plus globalement vasculaire et affectant ainsi de nombreux autres organes, du fait de l’inflammation des tissus endothéliaux dans les vaisseaux sanguins.

Un biais de confusion ?

Cependant, les ratios ont également diminué en 2021, avant l’émergence d’Omicron : pour 100 cas positifs détectés, on comptait 4,2 hospitalisations et 0,8 décès. Or, 2021 est l’année de la vaccination contre la COVID-19. Par ailleurs, contrairement à 2020, et suite aux précédentes infections, une partie non négligeable de la population n’était plus immunitairement naïve face au virus.

« Assurément, l’immunité acquise, que ce soit par l’infection ou par la vaccination, avait déjà changé la donne au moment où a émergé Omicron. »

Lorsqu’Omicron a émergé fin décembre 2021, au moins 9 millions de personnes en France avaient déjà été infectées, et la couverture vaccinale dite « complète » (2 doses) s’élevait à 75%, tandis que la couverture avec une dose de rappel était de 25%, et de 52% fin janvier 2022. Assurément, l’immunité acquise, que ce soit par l’infection ou par la vaccination, avait déjà changé la donne au moment où a émergé Omicron.

La vaccination n’a cependant pas changé la donne de la façon dont on l’espérait initialement lorsque les vaccins, en particulier à ARN messager (BNT162b2 de BioNTech-Pfizer, et mRNA-1273 de Moderna), ont été administrés à l’échelle de la population. Il s’est en effet avéré, et de façon particulièrement visible depuis l’émergence d’Omicron, qu’elle était insuffisante pour enrayer la circulation virale et la survenue de formes symptomatiques de la maladie au point d’éteindre la pandémie. En revanche, son efficacité contre les formes graves a été confirmée, même si elle a diminué avec l’émergence des nouveaux variants, et particulièrement avec Omicron (tout en restant élevée), et même si elle diminue à distance de la dernière injection. L’administration de doses de rappel s’avère ainsi nécessaire au maintien d’une protection élevée contre les formes graves, et d’une protection moyenne contre les formes symptomatiques non graves.

L’espoir d’une « fin de partie » pour la pandémie porté et déçu par la vaccination, a été transféré sur la biologie du variant Omicron et ses sous-variants. Ont été attribuées à la lignée Omicron des caractéristiques intrinsèques supposées rendre compte à elles seules ou presque de la réduction des ratios entre les infections et les formes sévères et graves de la maladie, oubliant l’immunité acquise, en particulier par la vaccination. A même été exploitée une distinction entre les hospitalisations avec diagnostic COVID-19 et pour COVID-19, pour soutenir un discours tendant à affirmer que la pandémie était terminée, la part des secondes ayant diminué de façon importante depuis janvier 2022. Outre les aspects discutables de certains usages de cette distinction, qui ignorent notamment les décompensations d’autres pathologies entraînées ou favorisées par l’infection au SARS-CoV-2, pour considérer cette dernière comme systématiquement indifférente quant à l’état de santé des patientes et patients hospitalisé·es, force est de constater que la pandémie n’a pas pris fin.

Des hospitalisations et des décès toujours en nombre faute d’agir sur la principale voie de propagation

Si des caractéristiques intrinsèques aux premiers sous-variants d’Omicron, associées à une couverture vaccinale élevée, ont permis de réduire considérablement les ratios entre le nombre d’infections et les issues cliniques sévères et graves, l’absence de stratégie politique sur la principale voie environnementale de propagation du virus (aérosols en suspension dans l’air dans les lieux clos mal aérés ou bondés) s’est particulièrement faite sentir avec un variant beaucoup plus contaminant (infectivité), contribuant possiblement au renforcement de sa transmissibilité (passage d’un individu à un autre) et ainsi de sa contagiosité (articulation de la transmissibilité et du caractère contaminant). Ce qui faisait défaut avec les précédents variants a d’autant plus fait défaut avec Omicron. La levée progressive des mesures non pharmaceutiques de protection depuis et au prétexte d’Omicron, en particulier de l’obligation du port du masque dans les lieux publics clos, a laissé libre cours à la circulation virale et à la multiplication des mutations et des sous-lignées d’Omicron. L’un des risques est alors celui d’un accroissement de l’échappement immunitaire, y compris chez la population vaccinée et/ou déjà infectée précédemment, et eu égard aux anticorps monoclonaux utilisés en prévention ou en traitement, ce qui pourrait mettre à mal la protection contre les formes sévères conférée par l’immunité acquise.

« La lecture de l’évolution de la pandémie par les seuls facteurs biologiques, que sont les mutations du virus et la vaccination, procède à une réduction biomédicale du phénomène. »

La lecture de l’évolution de la pandémie par les seuls facteurs biologiques, que sont les mutations du virus et la vaccination, procède à une réduction biomédicale du phénomène. La cécité sur la propagation aéroportée du SARS-CoV-2 (comme des virus respiratoires en général), héritage historique de la prédominance du modèle de la transmission par contact depuis Pasteur et Koch, ignore à la fois les composantes physiques de celle-ci (dynamique des fluides) et les déterminants sociaux (comportements des populations) qui en sont les supports. Ceci a globalement conduit à valoriser des mesures sanitaires peu appropriées pour agir sur la propagation aérosole (nettoyage des surfaces, plexiglas, lavage des mains) et à ne pas favoriser les mesures adaptées (renouvellement de l’air dans les lieux clos, jauges et maintien du port du masque dans ces mêmes lieux**). Avec Omicron, la conséquence est que malgré la vaccination, les nombres d’hospitalisations et de décès restent très élevés en 2022 : 325 000 hospitalisations du 01/01 au 10/10 dont 34 000 en soins critiques, et 32 000 décès. Puisqu’Omicron a été comparé à la grippe saisonnière, rappelons les chiffres de cette dernière dont on dispose en France pour 2018-2019, avant la pandémie de COVID-19, et alors que circulaient deux virus de type A (H1N1 et H3N2) caractérisés par leur potentiel de sévérité : 10 000 hospitalisations après passage aux urgences pendant l’épidémie, 1 900 en réanimation, 8 000 décès (14 000 en 2016-2017, 13 000 en 2017-2018). Bien que pour les hospitalisations, le périmètre ne soit pas exactement le même que pour leur décompte concernant la COVID-19 (hospitalisations uniquement après passage aux urgences), et bien que pour les décès liés à la grippe, le mode de calcul repose sur la surmortalité (ce qui constitue un périmètre plus large que pour les décès liés à la COVID-19), il apparaît nettement que les ordres de grandeur sont incomparables. La réduction de la COVID-19 depuis Omicron à la grippe saisonnière est donc particulièrement abusive.

L’action sur la principale voie de propagation du SARS-CoV-2 ne permettrait pas a priori d’éradiquer la circulation de ce virus. Mais elle viendrait compléter la vaccination itérative contre la multiplication des formes sévères et graves, autrement dit des hospitalisations et des décès, en diminuant la circulation virale, et ainsi le nombre de personnes infectées. Elle contribuerait également à réduire le nombre de personnes contractant des formes dites bénignes, c’est-à-dire n’entraînant pas d’hospitalisation, mais pouvant se traduire par des symptômes suffisamment invalidants pour conduire à un arrêt de travail, ou à une éviction de la crèche ou de l’école pour les enfants. Enfin, la diminution du nombre d’infections contribuerait à la réduction du nombre d’affection post-COVID (voir plus bas). Alors qu’en laissant circuler massivement le SARS-CoV-2 au prétexte du changement de tropisme avec Omicron et de l’existence de vaccins, les nombres d’infections symptomatiques, d’affections post-COVID, d’hospitalisations et de décès s’en trouvent multipliés, avec leurs conséquences aussi bien personnelles et familiales que sociales et économiques***. Cette circulation massive parmi des populations qui ne sont plus naïves sur le plan immunitaire favorise en outre la multiplication des mutations à échappement immunitaire, ce qui affaiblit la protection vaccinale et par anticorps monoclonaux.

Ce qu’Omicron n’a pas changé

Bien qu’il y ait un changement d’échelle dans les contaminations depuis fin décembre 2021, des constantes s’observent depuis le début de la pandémie, qui inscrivent malgré tout une forme de continuité : nous faisons face à des nombres record d’infections, et surtout d’hospitalisations et de décès qu’aucun autre virus respiratoire significativement susceptible de ces issues cliniques n’entraîne en France. Si l’on reprend les chiffres de l’infection virale respiratoire qu’est la grippe saisonnière, il suffit de les comparer aux données annuelles concernant la COVID-19 depuis 2020 : 2,5 millions d’infections au SARS-CoV-2 détectées en 2020 hors première vague, ce qui est comparable à la grippe mais sous-estimé, mais 6,5 millions en 2021 hors la dernière semaine de l’année signant l’émergence d’Omicron, ce qui est très supérieur à la moyenne annuelle pour la grippe ; 280 000 hospitalisations avec un diagnostic COVID-19 en 2020 et 325 000 en 2021 ; 66 000 décès à l’hôpital et en établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS, dont les EHPAD) en 2020, 59 000 en 2021, alors que des mesures drastiques de freinage de la circulation virale, qui ne sont pas mobilisées contre la grippe saisonnière, ont été prises.

« Même depuis l’émergence d’Omicron, la situation épidémique relative à la COVID-19 reste exceptionnelle, et sans commune mesure avec la grippe saisonnière. »

Même depuis l’émergence d’Omicron, la situation épidémique relative à la COVID-19 reste donc exceptionnelle, et sans commune mesure, notamment, avec la grippe saisonnière. Elle l’est d’autant moins, que la couverture vaccinale en population générale pour chacune de ces maladies est elle-même incomparable. Elle s’élevait en effet à environ 46% pour la grippe avant la pandémie de COVID-19, alors que pour cette dernière, la vaccination dite complète (2 doses) culmine à 79%, et à 60% avec une dose de rappel. Pour affiner la comparaison, on peut mettre en regard l’épidémie de grippe de 2018-2019, avec les premiers mois de la première vague Omicron en France. La grippe 2018-2019, sévère mais relativement courte, a duré 8 semaines, de début janvier à fin février 2019. Cette période de l’hiver correspond à l’émergence d’Omicron en 2022. Nous avons vu plus haut les statistiques hospitalières et de décès de la grippe (incluant des syndromes grippaux non vérifiés virologiquement, rappelons-le). La couverture vaccinale s’élevait quant à elle à 46,8% de la population générale. Or, concernant la COVID-19 (sur la base de la présence vérifiée du SARS-CoV-2 par test virologique), entre janvier et février 2022, 125 000 personnes ont été hospitalisées (dont 15 000 en soins critiques), et 14 000 sont décédées. La couverture vaccinale complète début janvier 2022 s’élevait quant à elle à 76% de la population générale, et à 41% avec dose de rappel. Ainsi, avec une couverture vaccinale bien plus large et renforcée contre les formes graves, et sur une période de l’année identique, la COVID-19 a entraîné 10 fois plus d’hospitalisations et près de 2 fois plus (1,75) de décès que la grippe saisonnière étendue aux syndromes grippaux. Par ailleurs et jusqu’alors, la COVID-19 connaît plusieurs vagues épidémiques par an, contrairement à la grippe, ce qui augmente considérablement le nombre annuel d’hospitalisations et de décès.

Ce que change le SARS-CoV-2

En revanche, Omicron a été l’occasion pour nombre de politiques, de médias, et pour toute une partie de la population, de fermer les yeux sur ce que change le SARS-CoV-2 quel que soit jusqu’ici le variant, quant à l’impact inédit pour nos générations, sur la santé mais aussi sur les activités économiques et sociales, d’une maladie infectieuse se traduisant par de multiples vagues épidémiques par an dans le cadre d’une pandémie****.

a. Troisième coronavirus émergent au 21e siècle

Le SARS-CoV-2 est le troisième coronavirus émergent au 21e siècle associé à des épidémies mortelles. Les deux précédents étaient le SARS-CoV de 2002-2003 qui a principalement sévi en Chine, et qui, depuis l’émergence du SARS-CoV-2, a été rebaptisé SARS-CoV-1. Le deuxième est le MERS-CoV (pour Coronavirus du Syndrome Respiratoire du Moyen-Orient), apparu en Arabie Saoudite en 2012. Le SARS-CoV-2 présente cependant une différence majeure : alors que le SARS-CoV-1 et le MERS-CoV ont une létalité très élevée (15% pour le SARS-CoV-1, 30% pour le MERS-CoV), ils n’ont infecté que très peu de personnes, et ont donc entraîné très peu de décès (près de 800 pour le SARS-CoV-1, moins de 500 pour le MERS-CoV). A contrario, le SARS-CoV-2 a une létalité bien moindre, mais a conduit à ce jour dans le monde à 621 millions de cas confirmés par test virologique (incluant des réinfections), entraînant plus de 6,5 millions de décès en cumulant les données fournies par les différents pays (données au 10/10/2022 du Center for Systems Science and Engineering, Johns Hopkins University), dont plus de 1 million à ce jour pour l’année en cours, et jusqu’à plus de 20 millions selon des estimations de l’OMS réalisées à partir de la surmortalité incluant les décès directement et indirectement liés à la pandémie (défaut de prise en charge d’autres pathologies du fait de la saturation des systèmes hospitaliers par exemple).

b. Les affections post-COVID-19

De plus, l’infection massive des populations au SARS-CoV-2 conduit à l’émergence non moins massive de formes durables et chroniques de la COVID-19, ainsi qu’à la multiplication de complications médicales ayant des effets durables, regroupées sous le terme de COVID longue. Cela concerne toutes les tranches d’âges, et affecte les personnes ayant développé une forme sévère de la maladie ayant nécessité une hospitalisation, mais également celles ayant développé une forme bénigne ou modérée, voire asymptomatique.

La définition de la COVID longue peut varier d’une étude à une autre, mais l’OMS a proposé fin 2021 de désigner par « affection post COVID-19 » la survenue ou persistance de symptômes dans les 3 mois suivant l’infection, pour une durée d’au moins 2 mois, ne pouvant être expliquée par un autre diagnostic. L’éventail des symptômes est large, et à l’image des cas d’infection, de multiples organes peuvent être affectés : poumons, cœur, cerveau, intestins, sphère ORL… Ces symptômes peuvent en outre être plus ou moins invalidants, et avoir des conséquences importantes sur les activités personnelles, sociales et professionnelles. Il peut notamment s’agir de troubles respiratoires, de la perte prolongée du goût et de l’odorat, de problèmes gastro-intestinaux, de troubles cognitifs, de problèmes de santé mentale, de symptômes systémiques (douleurs corporelles, douleurs musculaires, fatigue…), etc. En cas de réinfection, l’affection post COVID-19 peut être majorée.

« Près de 145 millions de personnes ont souffert de COVID longue lors des deux premières années de la pandémie, dont 17 millions dans la zone Europe de l’OMS. »

Sur le plan physiopathologique, les mécanismes de l’affection post COVID pourraient impliquer une persistance et une réplication du coronavirus dans différents organes de l’organisme, même une fois qu’il n’est plus détectable par prélèvement nasopharyngé. Cette persistance pourrait entraîner des inflammations chroniques et des atteintes vasculaires (avec éventuellement la formation de micro-caillots) et tissulaires, ce qui rendrait compte de la diversité des organes atteints et des symptômes possibles.

Selon l’Institute for Health Metrics and Evaluation (IHME) de l’Université de Washington aux États-Unis, près de 145 millions de personnes ont souffert de COVID longue lors des deux premières années de la pandémie, dont 17 millions dans la zone Europe de l’OMS. En France métropolitaine, selon une étude de prévalence réalisée par Santé Publique France en mars-avril 2022 sur la population adulte, 30% des personnes infectées seraient concernées par la COVID longue, et plus de 20% le seraient toujours 18 mois après l’infection. En avril 2022, le nombre cumulé depuis le début de la pandémie de personnes de plus de 18 ans affectées par la COVID longue s’élevait ainsi à plus de 2 millions.

Selon la mise à jour d’octobre 2022 d’une enquête de l’Office des statistiques nationales (ONS) du Royaume Uni régulièrement actualisée, parmi les personnes déclarant une COVID longue, 36% ont eu la COVID-19 pour la première fois durant la période Omicron. En mai 2022, ce chiffre s’élevait à 24%. Autrement dit, non seulement Omicron n’a pas conduit à la disparition des affections post COVID-19, mais sa très forte circulation durable accroît significativement la part de ces affections dues à une infection par l’un ou l’autre des sous-variants d’Omicron.

Les affections post infection par le SARS-CoV-2, qu’elles aient ou non donné lieu à des formes sévères de la COVID-19, constituent ainsi un problème majeur de santé publique au niveau mondial.

c. Le « retour » des maladies infectieuses et la crise des modes de vie

Les conséquences immédiates (maladie avec arrêts de travail, hospitalisations, décès), durables (COVID longue) et de grande ampleur à l’échelle populationnelle de l’émergence du SARS-CoV-2, semblent alors venir mettre un terme à la transition épidémiologique que les pays riches ont connu au 20e siècle. La transition épidémiologique désigne une transformation des causes de décès, avec le recul des maladies infectieuses et l’augmentation des maladies chroniques et dégénératives. Le SARS-CoV-2 installe au niveau mondial et en population générale ce que, à sa manière, le VIH avait déjà instauré mais dans une proportion bien moindre : l’émergence d’une maladie infectieuse potentiellement mortelle, entraînant des formes chroniques parmi des survivantes et survivants.

« le SARS-CoV-2 a introduit une rupture dans le mode de vie des pays riches. »

Plus spécifiquement, le SARS-CoV-2 a introduit une rupture dans le mode de vie des pays riches notamment. Comme toute rupture, elle conduit au développement de stratégies de déni, qui reposent sur la croyance selon laquelle la pandémie de COVID-19 n’aurait été qu’une parenthèse dans le cours habituel de ce mode de vie. L’idée d’un « monde d’après » la crise sanitaire qui serait le fruit de disruptions et d’accélérations positives provoquées par la pandémie a fait long feu, et prend les atours d’une mise en crise profonde de notre façon de vivre et de penser ce qui nous paraît « normal ». Ce discours du « monde d’après » tenu au début de la pandémie semblait vouloir réactiver ce que le sociologue Ulrich Beck a appelé, dans La société du risque, la « religion moderne du progrès », selon laquelle le progrès apporte, conformément à ce qu’il désigne initialement, du mieux. On peut voir là une forme de conjuration ou d’exorcisme, qui conduit, face à la présence du mal, à le chasser ou le neutraliser en mettant en exergue ce qu’un tel événement serait susceptible de provoquer en termes de renouvellement de la société (élans de solidarité…), de transformation ou d’accélération de pratiques qui prenaient du temps à se généraliser (déploiement de pratiques numériques, réorganisation du travail…), etc.,  sans toutefois avoir de véritable impact en profondeur en tant que pandémie, sinon « sur le coup ». Comme si la page pouvait être tournée, en ne retirant que les bénéfices secondaires mais structurants de l’épisode.

Depuis bientôt 3 ans, après chaque vague épidémique, la pandémie, ou au moins l’épidémie sous nos latitudes, devait prendre fin. A défaut, l’émergence d’Omicron devait permettre de « changer la donne », non pas pour un « monde d’après », mais pour un retour au monde d’avant en « vivant avec » le virus, dévalué au rang d’agent infectieux faiblement pathogène, qu’il s’agirait même de cesser de détecter. Mais faire semblant que tout est redevenu « comme avant » n’affecte en rien le réel qui s’obstine, et qui pousse à raffiner toujours plus les techniques de déni, comme certains usages de la distinction pour/avec à propos des hospitalisations.

Ce déni qui raffine ses moyens est le signe du changement insupportable qu’introduit le SARS-CoV-2, en particulier dans les pays riches, où les populations n’ont pas été confrontées à des phénomènes venant à ce point et si brutalement bouleverser leur mode de vie depuis bien longtemps. Il a pour fonction de tenir cacher le fait que la pandémie n’est pas une parenthèse dans le cours normal de l’existence de nos sociétés, mais qu’elle oblige au deuil du monde d’avant. Le « monde d’après » n’est donc pas celui qui suit une parenthèse qui se referme, mais celui qui assimile dans son mode de vie le phénomène pandémique d’une infection respiratoire potentiellement mortelle ou durablement invalidante, et qui pousse à le réorganiser en grande partie.

Ce déni s’accompagne, non sans paradoxe, d’une forme de fatalisme qui conduit à réévaluer l’échelle des risques acceptables. La vaccination actuelle n’empêchant que modérément les infections, et les mesures non pharmaceutiques pour réduire le nombre de ces infections étant rejetées, le nombre d’hospitalisations et de décès provoqué·es par des infections massives deviennent acceptables – a fortiori par des personnes ne se considérant pas comme « à risque », et en faisant l’impasse sur les COVID longues. Culmine ici ce que Beck a appelé la « société de la catastrophe », dans laquelle l’état d’exception que désigne la survenue d’une catastrophe, qui provoque une rupture du cours normal des choses mais de façon temporaire, devient l’état normal.

Mais cette « accoutumance », qui compose notamment avec les morts, ne date pas de l’émergence d’Omicron. Entre mi-décembre 2020 et début avril 2021, période d’émergence du variant Alpha en France, et alors que la vaccination commençait tout juste et que le deuxième confinement avait pris fin, relayé par des mesures de couvre-feu, la COVID-19 a tué 39 000 personnes, avec une succession de semaines déclarant plus de 400 morts par jour, et presque toujours plus de 300. Ce fut au total 85% de décès de plus que durant le deuxième confinement levé mi-décembre, et 39% de plus que lors de la première vague jusqu’à la levée du confinement, et ce dans une forme d’indifférence générale. La rhétorique gouvernementale était structurée autour des éléments de langage de « temps » et de « semaines de vie gagnées » sans nouveau confinement.

Conclusion

Ce n’est donc pas tant Omicron qui a « changé la donne » en 2022, que l’émergence d’une infection virale respiratoire associée à une pandémie mortelle en ce premier quart du 21e siècle qui met en crise les modes de vie des pays riches, de même que leur conception des voies de propagation des virus respiratoires. La santé constitue une valeur pour nos sociétés, mais en reposant principalement sur les capacités curatives de nos systèmes médicaux. L’émergence de trois coronavirus à syndrome respiratoire en ce début de 21e siècle, dont on se rend compte par ailleurs qu’ils sont susceptibles d’entraîner des dégâts organiques bien au-delà de l’appareil respiratoire, rappelle au souvenir de nos sociétés de maladies chroniques et dégénératives contrôlées pour nombre d’entre elles par la prise de médicaments, que nous n’en avons pas fini avec l’infectieux. La pandémie a été l’occasion de souligner à quel point, dans nombre de pays, la santé comme prévention des maladies n’avait pas la même valeur que celle restaurée grâce aux thérapeutiques. Au cœur de la prévention se trouve le concept de maladie évitable. Au cœur de la curation se trouve celui de maladie guérie. Guérir semble plus valorisé que d’éviter de tomber malade. Au mieux, la prévention se réduit à la vaccination, issue de la production de l’industrie pharmaceutique qui produit aussi des traitements. Mais même celle-ci est, malheureusement, de plus en plus contestée, et court après les mutations extrêmement rapides du SARS-CoV-2.

Ces virus émergents étant par ailleurs zoonotiques, ils interrogent les modalités des activités humaines au contact d’animaux, ici sauvages. Comme le rappelle l’OMS, les zoonoses constituent depuis le début du 21e siècle, bien au-delà des coronavirus issus de chauve-souris, une forte proportion de l’ensemble des maladies infectieuses nouvellement recensées. Plus globalement, l’émergence de ces zoonoses pose la question de l’activité humaine sur la nature, qui n’est pas seulement objet de ses transformations, mais pôle dans un système d’interactions. Les zoonoses sont au domaine des maladies infectieuses ce que les manifestations météorologiques jusqu’ici inhabituelles mais devenant de plus en plus courantes sont au domaine climatique : le produit délétère de l’activité humaine industrielle, technologique et mondialisée sur la nature.

« Il s’agirait d’élaborer une biopolitique démocratique à partir d’une démarche auto-réflexive des sociétés contemporaines. »

Dès les années 1980, Ulrich Beck, sociologue qui n’entendait pas seulement faire de la sociologie descriptive mais aussi de la politique prescriptive, invitait les « sociétés du risque » à adopter une démarche auto-réflexive comme moteur d’une dynamique de démocratisation. En reprenant le concept de « biopolitique » développé par le philosophe Michel Foucault, entendu d’une façon générale comme le fait que les déterminants fondamentaux du vivant – naissance, santé et maladie, mort – font l’objet de stratégies politiques au niveau populationnel, il s’agirait d’élaborer, à rebours des conceptions négatives de la biopolitique, une biopolitique démocratique à partir d’une démarche auto-réflexive des sociétés contemporaines. Une telle ambition, portant sur les décisions politiques en matière scientifique, technologique et économique, et les enjeux liés aux zoonoses et au changement climatique, font écho au concept de One Health ou « une seule santé » développé depuis le début des années 2000. Les concepts, les recherches et les propositions ne manquent pas pour faire face aux défis du 21e siècle engendrés par nos propres modes de développements. Ne manque plus pour nos sociétés que le courage de l’introspection pour s’en emparer.

 

* Il s’agit là d’inflammations au niveau de la muqueuse nasale pour la rhinite, et de la muqueuse nasale et du pharynx pour la rhinopharyngite. Celles-ci ne sont pas des maladies en tant que telles, mais des symptômes d’une infection et des signes de la réponse du système immunitaire. Elles ne présument donc pas de l’agent infectieux qui en est à l’origine. D’une manière générale, les réactions inflammatoires (rhinite, rhinopharyngite, trachéite, bronchite, bronchiolite, otite, conjonctivite, gastro-entérite, méningite, myocardite, hépatite, etc.) ne suffisent pas à établir leur(s) cause(s), et un même type d’inflammation peut avoir pour origine différents agents infectieux, notamment viraux. On ne peut donc pas écarter une maladie identifiée par son agent infectieux (telle la COVID-19) par la désignation d’une inflammation, tel que : « ce n’est pas la COVID-19 mais une bronchite/gastro-entérite », etc.

** Certes, le port du masque a été institué, mais dans le cadre du modèle de transmission par contact. Il a été présenté non pas comme une protection mais comme une contrainte relevant d’une atteinte à la liberté individuelle, perception largement intériorisée par les populations, qui ne portent plus le masque (y compris par mimétisme social) dès lors qu’il n’est plus obligatoire tout en restant officiellement très fortement recommandé.

*** Pour des raisons pragmatiques, le monde économique, relayé par la presse économique, s’inquiète des effets sur le marché du travail du nombre de personnes infectées, et particulièrement des affections post-COVID. Voir par exemple « New data shows long Covid is keeping as many as 4 million people out of work » (Forbes), « Long Covid Is Keeping Millions Of People Out Of Work » (Forbes), « Older Workers Are Struggling With A New Disability: Long Covid » (Forbes), « Long Covid is wreaking havoc on the workforce. Here’s how businesses can respond » (The Bussiness Journals), « Long COVID affects workplace productivity in Malaysia » (HRM Asia), « Covid long : entre 2 et 4 millions d’Américains contraints d’arrêter de travailler, selon une étude » (Capital), « Le lourd tribut du covid long. Comment cette maladie invisible impacte tout autant l’entreprise et la collectivité que l’individu » (Le nouvel économiste), « Le Covid long ne fait pas bon ménage avec l’économie » (Les échos), etc.

**** Et non d’une endémie, qui suppose, outre une forme de permanence, que l’extension de la propagation virale reste localisée géographiquement. En outre, la permanence réfère à une incidence stable, tandis que celle de la COVID-19 reste sujette à d’importantes fluctuations (productrices de « vagues »), tout en restant désormais élevée. Nonobstant et à la limite, il faudrait parler d’une endémie pandémique, mais en introduisant, dès lors, une transformation du concept d’endémie. Par ailleurs, contrairement à ce qui a été affirmé avec l’émergence d’Omicron, le concept d’endémie ne dit rien quant à la gravité de la maladie. Voir R. Bonita, R. Beaglehole, T. Kjellström, World Health Organization, Éléments d’épidémiologie, 2e éd., Organisation mondiale de la Santé, 2010.