Abolir la prostitution non, mais qu’elle disparaisse pourquoi pas

Article initialement publié en novembre 2013 sur amouretsexualite.com.

Le 27 novembre prochain sera examinée par une commission spéciale la proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel », qui s’inscrit dans une position abolitionniste – sinon prohibitionniste – et qui prévoit la pénalisation des clients de la prostitution. Si les motifs et présupposés philosophiques abolitionnistes sont discutables, on ne peut toutefois considérer la prostitution comme devant nécessairement exister.

Une violence faite aux femmes ?

Les présupposés de l’abolitionnisme français dominant actuel posent question à plus d’un titre. Le premier est de considérer que la prostitution constitue par nature une violence, le deuxième que cette violence s’exerce contre les femmes. Ces présupposés sont systématiquement liés entre eux dans les discours abolitionnistes, les hommes qui exercent la prostitution étant purement et simplement ignorés. Or, des hommes pratiquent la prostitution, et si cette dernière est une violence, elle est donc une violence à l’encontre des femmes ainsi que des hommes. Plus, il y a des femmes clientes, localement mais aussi au niveau du tourisme sexuel (Gambie, Jamaïque, République Dominicaine, Indonésie…). Ce qui vient contester un autre présupposé des discours abolitionnistes (et des discours sur la prostitution de manière plus générale) : que seuls des hommes sont clients.

Un quatrième présupposé est que si la prostitution est une violence genrée, elle ne l’est pas seulement à l’encontre des prostituées, mais à l’encontre des femmes en général. La prostitution est en effet pensée comme essentiellement système du patriarcat, non comme une activité qui peut exister en dehors de celui-ci. Elle représenterait ainsi non pas seulement une disponibilité sexuelle de certaines femmes pour le seul plaisir des hommes, mais l’idée d’une disponibilité sexuelle de toutes les femmes. Les hommes prostitués et les femmes clientes continuent ici d’être ignorés. Certes les prostitué-e-s sont principalement des femmes, mais cela ne justifie pas d’ignorer toute une partie du champ prostitutionnel pour pouvoir maintenir un discours général tronqué sur la prostitution.

Une activité seulement sous la coupe de réseaux criminels ?

Il s’agit là des présupposés contenus dans la désignation de la prostitution comme « une violence faites aux femmes ». Mais il en existe d’autres, qui servent d’appui à une telle désignation. Parmi eux, qui sert d’argument massue, celui selon lequel toute l’activité prostitutionnelle est sous la coupe de la traite, des réseaux criminels de proxénétisme, de l’esclavage sexuel. Ce présupposé donne lieu à des querelles de chiffres, car si effectivement toute une partie de l’activité prostitutionnelle est d’ordre criminel et est exercée sous la contrainte de tiers (et constitue bien des violences, principalement faites aux femmes), elle est de fait clandestine et donc difficile à quantifier. Mais même s’il s’agit d’une situation largement majoritaire (certains chiffres, invérifiables, parlent de 90%), cela ne suffit pas à ignorer la partie de l’activité prostitutionnelle qui n’est pas exercée dans ces conditions, et la seule existence de cette dernière suffit à réfuter la considération de la prostitution comme seulement forcée et toutes les prostituées comme des victimes.

Pas de consentement possible pour les prostitué-e-s ?

Mais le tour de force de certains discours abolitionnistes ou prohibitionnistes est de prendre en compte parfois les prostituées qui affirment exercer par choix et sans être sous la coupe d’un proxénète tout en déniant leur parole. Ainsi en font-ils des victimes qui s’ignorent, aliénées, et dont le consentement à des rapports sexuels tarifés n’a pas de valeur. Ceci soulève un problème de taille, dans la mesure où le consentement est précisément ce qui, sur le plan légal, permet de distinguer des actes sexuels qui ne sont pas des agressions, des agressions sexuelles et du viol. Les prostitué-e-s (récupérons ici les hommes) affirmant être consentant-e-s, c’est-à-dire ne pas faire l’objet d’une atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte (physique et/ou morale), menace ou surprise, voyant leur consentement nié, c’est toute parole affirmant le consentement qui se trouve en principe disqualifiée. Car au nom de quoi la parole de prostitué-e-s aurait-elle moins de valeur que celles des autres ? Plus, au nom de quoi leur parole aurait-elle moins de valeur dans le cadre de l’exercice de leur activité, par rapport à celle qui peut être la leur dans leurs relations sexuelles non prostitutionnelles, où se joue aussi la question du consentement ? Et inversement, au nom de quoi la parole des autres, dont les abolitionnistes, aurait-elle plus de valeur lorsqu’elle affirme le consentement, par rapport à celle des prostitué-e-s par choix ? Le présupposé permettant de disqualifier la parole des prostitué-e-s par choix est de considérer que dès lors qu’il s’agit de rapports sexuels tarifés, ceux-ci ne peuvent être consentants du côté des prostitué-e-s : la tarification annihilerait toute possibilité de consentir dès lors qu’il s’agit de services sexuels. L’argent aurait ainsi en soi le pouvoir de réduire à néant la volonté.

Car le consentement est un acte de la volonté (non du désir), en tant qu’expression consciente d’un accord (alors que le désir se situe en amont de la volonté, et est animé par des processus inconscients). On peut ainsi désirer sexuellement quelqu’un mais ne pas vouloir passer à l’acte (parce que l’on est en couple et que l’on veut rester fidèle en un sens exclusiviste par exemple), comme on peut vouloir passer à l’acte mais pour d’autres raisons que le désir sexuel (l’argent, une faveur, l’apaisement d’une tension conjugale, la recherche de réassurance narcissique, etc.).

L’argent ne donne pas tous les droits

Or, on ne voit pas bien comment l’argent aurait ainsi le pouvoir d’annihiler toute volonté, sauf à considérer que le fait de payer donne tous les droits à la personne qui paie. De fait, quel que soit le domaine marchand, un certain nombre de personnes considèrent que le fait de payer leur donne tous les droits, et concernant la prostitution, certains clients de même. Or, ce n’est pas l’argent en lui-même qui donne un tel pouvoir, mais la prétention que l’on place dans l’argent de pouvoir tout acheter, comme s’il impliquait l’absence de toute limite, et en particulier un droit à la désubjectivation et à la chosification des prostitué-e-s. Mais ceci peut (et doit) parfaitement être contesté. Renforcer les droits des prostitué-e-s, cesser de les stigmatiser en les considérant comme des êtres non dignes de respect, comme des sous êtres humains, comme des victimes qui s’ignorent lorsque l’exercice de cette activité relève de leur choix, y contribuerait. Les clients qui ne les respectent pas ne font rien d’autre que reproduire la représentation que la société en général se fait des prostitué-e-s, jusqu’à nombre d’abolitionnistes.

La marchandise de la prostitution : un service sexuel

Du fait du recours à l’argent, il est souvent opposé à la prostitution qu’il s’agit d’une marchandisation du corps, vendu ou loué. Cependant ce sur quoi un prix est fixé n’est pas le corps mais des actes sexuels. Le fait que ces actes sexuels requièrent l’implication du corps (mais aussi de l’esprit, sauf à poser une dualisme entre les deux, comme s’ils relevaient de deux ordres de réalité distincts) ne suffit pas à faire du corps une marchandise, qui est le service sexuel, qui n’est justement pas, lui, un bien corporel : une fellation n’a pas d’existence matérielle de telle sorte que l’on pourrait l’emmener chez soi, ou la revendre.

Ce n’est que dans le cas de l’esclavage sexuel que la personne (réduite à son corps) est marchandisée, mais celui-ci est déjà interdit par la loi, et personne de sensé ne songe à opposer aux prétentions abolitionnistes la promotion de l’esclavage sexuel, contrairement à ce que suppose l’accusation de « prostitueur » utilisée par certain-e-s abolitionnistes et prohibitionnistes qui entendent, par cette sentence morale sans appel, couper court à toute tentative de penser la prostitution.

Une réponse sociale aux besoins naturels des hommes ?

Examinons maintenant certains arguments avancés pour considérer la prostitution comme une nécessité sociale. L’un d’eux consiste à affirmer que la prostitution est nécessaire pour répondre aux besoins sexuels naturels des hommes, supposés plus importants que ceux des femmes. Elisabeth Levy, directrice de la rédaction du magazine Causeur qui a publié le « manifeste des 343 « salauds » » dans le dossier « Touche pas à ma pute » de son numéro de novembre 2013, défend cette idée (voir par exemple ici). L’idée que les hommes ont par nature des besoins sexuels plus importants que les femmes (et que les prostituées sont là pour y répondre) est encore largement partagée en France. Elle est pourtant fausse : les différences de représentations des sexualités masculine et féminine tiennent à des conditionnements sociaux, variables au cours de l’histoire (Eve incarnant la tentation, femmes gouvernées par leur corps et en particulier leur utérus les rendant sexuellement insatiables dans l’Antiquité et au Moyen-Âge, les prostituées encore aujourd’hui), et nombre de femmes, déculpabilisées, affirment de nos jours leurs désirs sexuels, qui peuvent être plus intenses que ceux de certains hommes. L’argument d’un supposé besoin sexuel par nature plus important chez les hommes pour justifier la prostitution est donc sans fondement. Et quand bien même les hommes auraient des besoins sexuels plus importants que ceux des femmes, cela ne suffirait pas à justifier la prostitution.

Un droit à la sexualité ?

C’est qu’en effet, on ne peut considérer comme nécessaire une offre de services sexuels seulement parce que des gens en ressentiraient le besoin de par leur constitution naturelle ou non. La nature (invoquée sans fondement ici rappelons-le) ne fait pas loi sociale d’une part (sans quoi toutes les sociétés seraient peu ou prou les mêmes, quelle que que soit l’époque et le lieu, les lois de la nature étant partout les mêmes), et d’autre part on ne peut soutenir l’idée d’activités sexuelles non consenties, sans quoi il s’agit d’agression sexuelle et de viol. Plus globalement, on ne peut fonder un droit à la sexualité, comme on peut l’entendre dans certains discours prétendant mettre en avant une lutte contre la « misère sexuelle » et/ou soutenant l’idée de l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées physiques. Car un droit à la sexualité impliquerait par ailleurs un devoir à offrir des services sexuels. Dans cette optique, la prostitution ne serait non seulement pas à abolir (et les lois sur la pénalisation des clients, au passage, ne l’abolissent de fait pas), mais elle serait à conserver, et dans l’hypothèse où personne ne voudrait vendre des services sexuels, il faudrait contraindre des personnes à le faire pour l’exercice du droit à la sexualité.

La prostitution pourrait disparaître

Il n’y a donc pas de droit créance concernant la sexualité, mais un droit liberté : la liberté d’avoir la sexualité qui nous convient (orientation sexuelle, pratiques sexuelles, avec ou sans amour, par désir sexuel ou pour d’autres motifs…), sans forcer autrui. Dès lors, en l’absence de personnes voulant tarifer des services sexuels et consentantes à des rapports sexuels payants, la prostitution pourrait disparaître, sans que la société ne soit fondée à faire obligation à son maintien. Le principe qui doit présider en effet à tout rapport sexuel est le consentement, que ce soit dans le domaine de la prostitution, mais aussi dans le couple, dans les bars où l’alcool coule à flot, pour un coup d’un soir, etc. Et l’activité prostitutionnelle ne réduit pas à néant par elle-même toute possibilité de consentement. Sensibiliser les clients à la question du consentement et de ses conditions est une chose, et cette sensibilisation mérite d’être promue de manière plus générale que dans le seul champ de la prostitution. Lutter contre les réseaux mafieux, le proxénétisme et l’esclavage sexuel (souvent de personnes étrangères) en est une aussi. En revanche, considérer la prostitution en soi comme une violence où aucun consentement n’est possible en est une autre, dont j’ai tenté d’analyser les présupposés et leurs faiblesses. Pénaliser les clients en vue d’abolir la prostitution, en plus d’être inefficace, présuppose, in fine, la réduction de toute prostitution, quelle qu’en soient les conditions d’exercice, à une violence sexuelle (comme exercice de la domination masculine dans les références au patriarcat). J’ai exposé des raisons de considérer l’abolitionnisme en matière de prostitution comme mal fondé. Mais si, faute de prostitué-e-s par choix, celle-ci venait à disparaître, il n’y aurait rien à entreprendre pour qu’elle perdure.